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Fatou Tabane, écotoxicologue : «les contaminations des ressources en eau et des sols sont régulièrement rapportées à cause d’une utilisation abusive des pesticides»

Les espèces nuisibles sur lesquelles les pesticides agissent partagent les mêmes habitats que d’autres organismes, non-cibles et souvent utiles à l’écosystème. Quand les pesticides sont appliqués pour éliminer une espèce nuisible, ils peuvent par la même occasion, éliminer ou nuire aux espèces utiles

L’utilisation mondiale de pesticides en agriculture a augmenté de 13 % depuis 2002 et a doublé depuis 1990, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Si ces produits chimiques permettent d’améliorer les rendements agricoles, leurs effets sur l’environnement et la santé humaine sont alarmants.

Dans cette interview, Fatou Tabane écotoxicologue à l’université Cheikh Anta Diop, nous éclaire sur les dangers des pesticides et les alternatives durables, qui pourraient réduire ces risques. Quels sont les principaux effets des pesticides sur la santé humaine, notamment chez les agriculteurs et les populations vivant près des zones agricoles ?

Les effets sur la santé varient en fonction du type de pesticide. Aussi, étant donné qu’ils ont été fabriqués pour induire la mort d’organismes nuisibles à l’agriculture, à la santé ou aux biens de consommation humaine, ils possèdent une toxicité dite intrinsèque qui peut impacter diversement sur la santé des personnes. La gravité de l’impact dépendra des conditions d’exposition qui peuvent être aigues ou chroniques. 

Les effets aigus surviennent après exposition à des concentrations relativement élevées en une ou plusieurs fois très rapprochées et sur un temps court contrairement aux effets chroniques qui surviennent à la suite d’expositions à des concentrations plus faibles, de façon répétée et pendant longtemps. En milieu agricole, l’exposition aigue est fréquente pendant la préparation des bouillies de pesticides à appliquer car les préparateurs sont exposés aux formes non diluées des produits qui sont extrêmement concentrées.

Fatou Tabane, écotoxicologue

L’intoxication aiguë peut également survenir pendant l’application des bouillies si les applicateurs ne portent pas d’équipements de protection individuelle. Les effets de l’intoxication aiguë sont de gravité variable selon la toxicité intrinsèque du pesticide, la concentration, la durée, la fréquence et la voie d’exposition qui peut être orale, respiratoire, oculaire ou cutanée.

Une autre voie d’exposition orale spécifique au milieu agricole est celle qui survient quand l’applicateur fume ou mange pendant les traitements ou qu’il mange avec les doigts après les traitements sans s’être lavés les mains préalablement avec de l’eau et du savon.

Les effets de l’intoxication aiguë qui sont souvent rapportés sont des allergies, des vertiges, des migraines, des troubles gastrointestinaux (nausée, diarrhée et vomissements), la tétanie musculaire, le coma ou la mort dans les cas les plus sévères. 

Des études ont montré que les risques de survenue de maladies neurologiques telles que celle de Parkinson ou de troubles de la reproduction, dont ceux de la fertilité, étaient plus élevés chez les agriculteurs qui utilisent certains pesticides. Des troubles des hormones endocrines ont également été rapportés chez les enfants qui sont exposés pendant longtemps aux pesticides.

Toutefois, si les effets d’une exposition aigue aux pesticides sont généralement reconnaissables, ceux d’une exposition chronique le sont moins car le délai d’apparition des symptômes dans le dernier cas, peut s’étendre sur plusieurs dizaines d’années et souvent, bien après que l’exposition ait cessé.

Aussi, les troubles liés à une exposition chronique aux pesticides ne leur sont pas spécifiques étant donné que plusieurs substances du quotidien peuvent avoir des effets similaires, agir de façon synergique voire même, potentialiser les effets de ces derniers. 

Quels sont les impacts des pesticides sur les écosystèmes, notamment sur la biodiversité, les sols et les ressources en eau ?

Les espèces nuisibles sur lesquelles les pesticides agissent partagent les mêmes habitats que d’autres organismes, non-cibles et souvent utiles à l’écosystème. Quand les pesticides sont appliqués pour éliminer une espèce nuisible, ils peuvent par la même occasion, éliminer ou nuire aux espèces utiles.

Les effets des pesticides sur ces espèces peuvent être aigus ou chroniques selon les facteurs énumérés précédemment. Par exemple, les organismes du sol tels que les bactéries, les insectes ou les vers de terre, jouent un rôle important dans la décomposition de la matière organique en plus de servir de nourriture pour d’autres espèces de tailles plus grandes. Les vers de terre participent en plus, à la circulation de l’eau et de l’air dans le sol en creusant des galeries.

La décomposition de la matière organique permet l’enrichissement du sol en éléments nutritifs naturels. La circulation de l’eau dans le sol ainsi que son aération contribuent à maintenir une texture favorable à certaines cultures. Si la faune utile est détruite par l’usage incontrôlé de pesticides, c’est tout l’écosystème qui sera perturbé à moyen et à long terme ainsi que les services qu’il fournit. 

Les contaminations des ressources en eau et des sols sont régulièrement rapportées à cause d’une utilisation abusive des pesticides.

Aussi, au-delà des effets sur la faune aquatique, des impacts sanitaires peuvent découler de la contamination des ressources en eau si cette dernière est consommée directement, utilisée pour le bain ou pour l’irrigation car les contaminants peuvent être transférés aux cultures irriguées. La contamination des sols peut également provoquer celle des cultures au-delà des effets mentionnés sur la faune du sol. 

Existe-t-il des alternatives viables aux pesticides chimiques, comme l’agriculture biologique ou la lutte intégrée contre les ravageurs ? Si oui, quels sont les défis pour leur adoption à grande échelle ?

Oui des alternatives viables aux pesticides chimiques existent. L’agriculture biologique en est un exemple. Cependant, à cause des risques de contamination par les pesticides contenus dans le sol, les ressources en eau ou même l’air, son adoption à grande échelle est limitée.

Elle n’est généralement pratiquée que dans les zones où l’agriculture conventionnelle ne l’est pas. Ces limites constituent les raisons pour lesquelles, le concept d’agroécologie est de plus en plus mis en avant. Il offre plus de flexibilité en termes de mise en œuvre et permet de limiter l’usage des pesticides chimiques tout en garantissant des niveaux de productivité convenables.

Comment les politiques publiques et les réglementations actuelles encadrent-elles l’utilisation des pesticides en Afrique ? 

Il existe une Réglementation Commune (RC) aux pays membre du Comité Permanent Inter-États de Lutte contre la Sécheresse au Sahel (CILSS) que sont le Burkina Faso, le Cap vert, la Gambie, la Guinée Bissau, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal et le Tchad. Cette RC a été adoptée à la suite de la Conférence de la planète terre, tenue en 1992 à Rio de Janeiro au Brésil. Le Sénégal a signé la RC en 1992 et l’a ratifiée en 2002.

Elle a pour objectif de mettre en commun l’expertise de l’ensemble des États membres du CILSS en vue de l’homologation et de la gestion post-homologation des pesticides afin de garantir la santé humaine et animale ainsi que la protection de l’environnement. 

L’organe régional chargé de l’exécution de la RC jusqu’en 2021 était le Comité Sahélien des Pesticides (CSP). Son siège est à Bamako au Mali. Depuis 2021, dans le soucis d’harmoniser d’avantage les règles régissant l’homologation et la gestion des pesticides dans les pays de la sous-région Ouest Africaine, les Commissions de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ont mandaté le Comité Permanent Inter-États de Lutte contre la Sècheresse dans le Sahel (CILSS) pour la mise en place et l’opérationnalisation d’un comité plus élargi.

Il s’agit du Comité Ouest Africain d’Homologation des Pesticides (COAHP) qui remplacera à terme le Comité Sahélien des Pesticides (CSP). Le COAHP est réparti en deux groupes : celui des pays de la zone sèche, constitué des neuf pays membres du CSP et celui des pays de la zone humide qui comprend les huit nouveaux États membres à savoir la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo, le Bénin, le Nigéria, la Guinée, la Sierra Leone et le Libéria. 

Les missions du COAHP sont identiques à celles du CSP. Il s’agit d’examiner les demandes d’homologation pour suite à donner, d’établir la liste des établissements publics autorisés à effectuer les études de toxicité des pesticides, d’établir la liste des laboratoires habilités à effectuer les analyses de contre-expertise, de définir les méthodes de contrôle de la composition, de la qualité et de l’évaluation des produits à l’égard de l’homme, des animaux et de l’environnement.

Aussi, il s’agit de tenir le registre des homologations et des autorisations, de faire l’inventaire des pesticides utilisés ou commercialisés dans les pays membres, d’établir une liste des produits d’emploi interdit ou limité en agriculture dans les pays membres, de maintenir les liens avec les organes chargés de la gestion post-homologation dans les pays membres.

Le processus d’homologation des pesticides comprend deux étapes clés : la pré-homologation, et l’homologation proprement dite. La pré-homologation porte sur des études de terrain et de laboratoires exécutées par des établissements agréés par le CSP/COAHP. Ces études comprennent sur les essais d’efficacité biologique des produits à homologuer, les essais toxicologiques et écotoxicologiques ainsi que sur les analyses de contrôle des formulations et/ou de résidus des pesticides. Les analyses de formulation permettent de confirmer l’identité et les concentrations des molécules qui composent les formulations de pesticides.

Au Sénégal,  le Centre pour le Développement de l’Horticulture (CDH) de l’Institut Sénégalais de Recherche Agronomique (ISRA) est agréé pour les essais d’efficacité ; le Laboratoire de Toxicologie et d’Hydrologie (LTH) de la Faculté de Médecine Pharmacie et d’Odonto-Stomatologie de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (LTH/FMPOS/UCAD) est agréé pour les essais de toxicité et le Centre Régional de Recherches en Écotoxicologie et Sécurité de l’Environnement (Fondation CERES-Locustox) est agréé aussi bien pour les essais écotoxicologiques que pour les analyses de contrôle des formulations et de résidus de pesticides.

Un pesticide ne peut être homologué que lorsqu’il est suffisamment efficace vis-à-vis de l’organisme nuisible visé, qu’il n’est pas nocif pour l’homme, la faune et la flore non cibles dans les conditions normales d’utilisation. En outre, les composants, les impuretés et les résidus du pesticide devraient être déterminés par des méthodes d’essais et d’analyse officiellement reconnues.

Fatou Tabane, écotoxicologue

La validité de l’homologation est de cinq ans renouvelable une fois. Si la plupart des données requises afin d’évaluer les critères d’homologation sont fournies et que des informations complémentaires sont nécessaires afin de pouvoir répondre à ces conditions d’une manière satisfaisante, c’est une Autorisation Provisoire de Vente (APV) qui est délivrée.

L’APV a une validité limitée de trois ans et n’est renouvelable qu’une seule fois. Elle peut également être donnée avec des restrictions spécifiques d’utilisation. L’homologation peut être refusée si les critères minimum d’homologation ne sont satisfaits. 

L’homologation et l’APV peuvent être réexaminées, modifiées ou annulées si une des exigences requises pour son obtention n’est plus remplie, si des informations fausses ou fallacieuses ont été fournies sur la base desquelles elle a été accordée, si, en tenant compte de l’évolution des connaissances scientifiques et techniques, le mode d’utilisation et les quantités mises en œuvre peuvent être modifiées, ou, si, l’évaluation des données fournies dans le dossier d’homologation a changé. 

Au Sénégal et dans chacun des États membres du CILSS, un Comité interministériel, le Comité National de Gestion des Pesticides (CNGP), est le relais du CSP/COAHP au plan national. Il est coordonné par la Direction de la Protection des Végétaux (DPV) du Ministère chargé de l’Agriculture dans chaque pays membre et est responsable de la gestion post-homologation des pesticides qui comprend leur importation, leur vente, le contrôle et l’élimination des pesticides obsolètes ainsi que la gestion des emballages vides.

Le Comité National de Gestion des Pesticides du Sénégal est une sous-commission logée au sein de la Commission National de Gestion des Produits Chimiques (CNGPC) dont le secrétariat est assuré par la Direction de la règlementation et du contrôle du Ministère en charge de l’Environnement. L’entrée des pesticides homologués par le CSP/COAHP sur le territoire Sénégalais est gérée par le Ministère chargé de l’Agriculture à travers la Direction de la Protection des Végétaux (DPV) et le Comité National de Gestion des Pesticides qui délivrent aux opérateurs en règle, un agrément pour l’importation et la vente des pesticides.

Il arrive cependant que la Commission National de Gestion des Produits Chimiques octroie pour diverses raisons, des dérogations aux sociétés Agro-industrielles qui importent directement une partie des pesticides utilisés au Sénégal sans passer par le circuit de l’homologation. Ces dérogations ont une durée maximum de un an en attendant que le pesticide en question soit homologué par le CSP/COAHP. 

Sont-elles suffisantes pour protéger la santé et l’environnement ?

Ces mesures ne sont pas suffisantes étant donné que le suivi des impacts sanitaires et écologiques des pesticides homologués par le CSP/COAHP qui est pourtant prévu, n’est toujours pas effectif. Des directives sous-régionales portant sur les protocoles techniques, spécifiques à la réalisation des études de suivi des impacts sanitaires et environnementaux des pesticides homologués dans l’espace CEDEAO-CILSS-UEMOA ont été élaborées mais n’ont toujours pas été publiées. 

De plus, il y a besoin d’élaborer un certain nombre de protocoles pour les études d’écotoxicité des pesticides à homologuer, surtout sur les espèces aquatiques, qui soient plus adaptés à nos réalités écologiques. Dans la plupart des études réalisées actuellement, ce sont des protocoles Européens ou Américains qui sont appliqués alors que ces derniers ont été élaborés et validés pour des environnements qui sont très différentes des nôtres.

Enfin, la Commission National de Gestion des Produits Chimiques, tous ses démembrements y compris, exerce péniblement ses missions à cause de son budget qui est très insuffisant. Elle fonctionne beaucoup grâce à des financements ponctuels.

Quel rôle jouent la sensibilisation et l’éducation des agriculteurs et des consommateurs dans la réduction des risques liés aux pesticides ?

La Direction de Protection des Végétaux abrite un centre dont la mission est de sensibiliser et de former les agriculteurs, les applicateurs et les vendeurs sur les bonnes pratiques et les risques phytosanitaires. Ce centre organise régulièrement des sessions de formation.

En plus de ce centre, l’Agence Nationale de Conseil Agricole et Rural (ANCAR) ainsi que des ONG organisent des activités similaires dans presque tous les grands pôles agricoles du pays. Ces formations ont contribué à réduire la circulation et l’utilisation des pesticides obsolètes. Elles ont permis aux agriculteurs d’être plus conscients des risques liés à l’usage des pesticides. 

L’éducation des consommateurs sur les risques liés aux pesticides est effectuée en partie par le Comité national du Codex Alimentarius qui est un cadre de concertation et de collaboration multisectorielle et pluridisciplinaire, regroupant toutes les institutions gouvernementales et non gouvernementales du système national de sécurité sanitaire des aliments, y compris les associations de consommateurs.

Fatou Tabane, écotoxicologue

Le Codex est un comité mixte FAO/OMS qui a pour mission d’élaborer les normes internationales pour la qualité sanitaire des aliments. Il organise le 7 Juin de chaque année, la journée nationale de la sécurité sanitaire des aliments au cours de laquelle le grand public est sensibilisé sur les incidents liés à la sécurité sanitaire des aliments.

Selon vous, quelle est la priorité absolue pour réduire les effets néfastes des pesticides en Afrique ?

La priorité est de renforcer le budget alloué à la recherche en agroécologie et surtout de vulgariser les résultats. Ensuite, il faudrait adopter les textes relatifs au suivi des impacts sanitaires et environnementaux des pesticides dans l’espace CEDEAO-CILSS-UEMOA afin de les rendre applicables dans tous les pays membres.

Cette recommandation est encore plus forte pour les pays du CILSS où les rendements agricoles sont en baisse à cause de la sécheresse et où, face aux invasions acridiennes récurrentes, l’usage des pesticides chimiques reste la méthode de lutte la plus suivie.

En outre, les budgets alloués à la gestion post-homologation des pesticides devraient être revus à la hausse pour permettre aux Comités Nationaux de Gestion des Pesticides de mener à bien leurs missions. Et enfin, les résultats des études de suivi des impacts sanitaires et environnementaux devraient servir de base pour renforcer la règlementation sur les pesticides afin que plus aucun produit interdit ailleurs ne soit importé, vendu ni utilisé en Afrique. 

Entretien réalisé par Rahim Diallo (Stag)

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