ENTRETIEN RECHERCHE SCIENCE ET FEMME

 Tchad : Zara Yasmine, une jeune chercheure au cœur d’une révolution de l’irrigation [Interview]

Cette étude visait à identifier les inefficacités du système d’irrigation actuel, en particulier les pertes d’eau par infiltration, percolation et mauvaise gestion, afin de proposer des solutions adaptées pour améliorer la productivité agricole tout en réduisant le gaspillage de la ressource.

Zara Yasmine Hassan Ahmat Djefil est une ingénieure en ressources en eau diplômée de l’Université Panafricaine des Sciences de l’Eau et de l’Énergie incluant le changement climatique (PAUWES) en Algérie. Titulaire d’une licence en Hydraulique, elle allie une expertise technique à un engagement citoyen.

Journaliste scientifique, chroniqueuse, activiste climatique et défenseuse passionnée de l’environnement, Yasmine se distingue par son militantisme pour l’accès à l’eau potable et à l’assainissement.

Dans cette interview accordée All For Sciences Media, elle revient sur son mémoire « Evaluation et optimisation des techniques d’irrigations pour la réduction des pertes en eau et l’amélioration de la productivité agricole : cas du périmètre irrigué de Danouma au Tchad » consacré à l’optimisation des techniques d’irrigation. 

Expliquez-nous brièvement l’objectif de vos recherches et les enjeux qu’il aborde ?

L’objectif principal de mon travail de recherche était d’évaluer et d’optimiser les techniques d’irrigation utilisées dans le périmètre irrigué de Danouna, situé dans la région de Hadjer Lamis au Tchad.

Cette étude visait à identifier les inefficacités du système d’irrigation actuel, en particulier les pertes d’eau par infiltration, percolation et mauvaise gestion, afin de proposer des solutions adaptées pour améliorer la productivité agricole tout en réduisant le gaspillage de la ressource.

Zara Yasmine Hassan Ahmat Djefil est une ingénieure en ressources en eau

Les enjeux abordés sont à la fois environnementaux, économiques et sociaux. Il s’agit de garantir une utilisation durable et efficace de l’eau, dans un contexte marqué par le changement climatique, la raréfaction des ressources et l’insécurité alimentaire.

En optimisant l’irrigation, on contribue à renforcer la résilience des agriculteurs, améliorer les rendements, et sécuriser la production rizicole dans une région stratégique pour l’agriculture tchadienne.

Qu’est-ce qui vous a motivé, sur le plan académique ou personnel, à choisir ce sujet de recherche, en particulier dans le contexte tchadien ?

Ce sujet m’a interpellée à la fois académiquement et personnellement. En tant qu’ingénieure en ressources en eau et fille du Sahel, je suis particulièrement sensible aux enjeux liés à la rareté de l’eau, à l’insécurité alimentaire et à la vulnérabilité climatique, notamment dans la région de Hadjer Lamis où se trouve le périmètre irrigué de Danouna.

Cette zone est fortement exposée aux effets du changement climatique : les saisons deviennent de plus en plus imprévisibles, les précipitations irrégulières, et les sécheresses plus fréquentes. Le périmètre irrigué de Danouna dépend des eaux du fleuve Chari-Logone,  principal affluent du lac Tchad, un écosystème vital qui a perdu plus de 90 % de sa surface depuis les années 1960.

Cette disparition progressive du lac est un signal alarmant pour toute la région, car elle menace l’agriculture, l’élevage, la pêche, mais aussi la paix et la stabilité.

J’ai donc choisi ce sujet pour contribuer à des solutions concrètes, en optimisant l’irrigation afin de réduire les pertes d’eau, sécuriser la production agricole, et promouvoir une gestion plus durable et résiliente des ressources en eau. C’est un engagement à la fois scientifique et citoyen, qui répond à un besoin urgent pour mon pays.

Quelles sont les principales méthodes d’irrigation que vous avez évalués dans votre étude, et pourquoi les avoir sélectionnées ?

Dans mon étude, j’ai principalement évalué les techniques d’irrigation gravitaire, notamment l’irrigation par submersion, qui est la méthode prédominante utilisée dans le périmètre de Danouna. Cette méthode consiste à inonder les parcelles à travers un système de canaux primaires et secondaires, sans contrôle précis des volumes d’eau appliqués.

J’ai choisi de me concentrer sur cette technique pour plusieurs raisons :

  • C’est la méthode majoritaire dans le périmètre étudié, et donc celle qui a le plus d’impact sur la gestion de l’eau et les rendements agricoles.
  • Elle présente d’importants défauts en matière d’efficience, avec des pertes élevées par infiltration, percolation et évaporation, notamment à cause de canaux non revêtus et de l’absence de canaux tertiaires.
  • C’est aussi une méthode très dépendante de la gestion humaine et du calendrier d’irrigation, ce qui en fait un levier stratégique pour l’optimisation des pratiques existantes, sans forcément recourir à des techniques coûteuses.

À travers l’analyse de cette méthode et l’usage du modèle CROPWAT, j’ai pu identifier les écarts entre les besoins réels des cultures (notamment du riz) et les apports en eau, mettant en évidence une sur-irrigation de 86 %, ce qui constitue un gaspillage important dans un contexte de stress hydrique croissant.

Quels ont été vos résultats clés en termes de réduction des pertes en eau et d’amélioration de la productivité agricole sur le périmètre de Danouma ? 

Les résultats de mon étude ont mis en évidence plusieurs constats majeurs et recommandations concrètes :

Parlant de la réduction des pertes en eau, grâce à l’analyse des pratiques actuelles et à la simulation via le logiciel CROPWAT, j’ai constaté une sur-irrigation de 86 % par rapport aux besoins réels du riz, principalement due à :

  • un calendrier d’irrigation non adapté aux stades critiques de croissance de la culture,
  • l’absence de canaux tertiaires,
  • et des pertes importantes par infiltration et percolation dans les canaux secondaires non revêtus.

En optimisant l’irrigation, par un réajustement du calendrier, la modernisation des infrastructures (revêtement des canaux secondaires, création des canaux tertiaires), et une meilleure sensibilisation des agriculteurs, il est possible de réduire ces pertes de manière significative.

En terme de l’amélioration de la productivité agricole, malgré les inefficacités du système, le rendement moyen observé dans le périmètre de Danouna est déjà de 6 tonnes/ha, ce qui est au-dessus de la moyenne régionale, mais reste inférieur au potentiel optimal (8 à 10 tonnes/ha).

La productivité de l’eau a été estimée à 0,27 kg/m³, ce qui montre une importante marge de progression.

L’implémentation de mesures d’optimisation permettrait :

  • d’augmenter les rendements sans augmenter la consommation en eau,
  • d’étendre les surfaces irrigables avec le même volume disponible,
  • et de renforcer la sécurité alimentaire dans la zone.

En quoi votre travail apporte-t-il une contribution novatrice à la gestion des ressources en eau et à l’agriculture durable dans des régions semi-arides comme celle de Danouma ? 

Ma recherche apporte une contribution novatrice à plusieurs niveaux.

Tout d’abord c’est une approche intégrée et contextualisée: 

J’ai combiné une analyse de terrain, des enquêtes locales, et des simulations avec le modèle CROPWAT pour évaluer avec précision les besoins réels en eau du riz et les pertes effectives dans le périmètre de Danouna. C’est une première dans cette zone, et cela permet d’adapter les solutions aux réalités locales, plutôt que de calquer des modèles importés.

Ma recherche contribue également à la valorisation d’un périmètre souvent négligé :Danouna est un périmètre modeste, mais stratégique. En y appliquant une méthode rigoureuse d’évaluation et d’optimisation, mon travail démontre que même les petits périmètres peuvent devenir des modèles d’agriculture durable, si l’irrigation est bien gérée.

Zara Yasmine Hassan Ahmat Djefil – ingénieure en ressources en eau

De plus ma recherche présente des perspectives réelles de réduction concrète du gaspillage d’eau :

J’ai démontré qu’avec des ajustements simples et peu coûteux comme un meilleur calendrier d’irrigation, la réhabilitation des canaux, ou la formation des agriculteurs on peut réduire jusqu’à 86 % de gaspillage d’eau, tout en améliorant les rendements agricoles.

Cela représente une avancée majeure pour les zones semi-arides, où chaque mètre cube d’eau compte.

Enfin mon étude construit des bases pour le renforcement de la résilience climatique :

En s’inscrivant dans une logique de gestion durable de l’eau face au changement climatique, notamment dans un bassin hydrique lié au fleuve Chari-Logone et au lac Tchad dans un climat sahélien, mon travail propose des solutions locales pour faire face à des enjeux globaux comme la sécurité alimentaire, le stress hydrique, et l’adaptation au climat.

Avez-vous identifié des techniques d’irrigation particulièrement prometteuse pour une application à plus grande échelle au Tchad ou dans des contextes similaires ? 

Oui, au cours de mon étude, plusieurs techniques se sont révélées particulièrement prometteuses pour une extension à l’échelle nationale, surtout dans les zones semi-arides comme le Tchad :

Irrigation gravitaire modernisée (canaux revêtus + tertiaires)

Même si l’irrigation gravitaire reste la plus utilisée au Tchad, son efficacité peut être nettement améliorée par le revêtement des canaux secondaires, la construction de canaux tertiaires et la mise en place d’un calendrier d’irrigation optimisé. Ce type d’amélioration est peu coûteux comparé à des systèmes plus sophistiqués, mais il permet de réduire considérablement les pertes jusqu’à 40 % actuellement.

Zara Yasmine Hassan Ahmat Djefil – Ingénieure en ressources en eau

Irrigation par bassins à siphonnage contrôlé

Dans les petits périmètres ou parcelles individuelles, notamment pour la riziculture, l’utilisation de systèmes de siphonnage depuis des canaux secondaires permet un meilleur dosage de l’eau, tout en s’adaptant à des moyens techniques simples, accessibles aux agriculteurs locaux.

Zara Yasmine Hassan Ahmat Djefil – Ingénieure en ressources en eau

Irrigation localisée ou goutte-à-goutte

Bien que plus coûteuse à l’installation, l’irrigation goutte-à-goutte représente une solution efficace pour les cultures maraîchères et fruitières, en particulier dans les zones où l’eau est très limitée. Elle permet une économie d’eau jusqu’à 60 % et améliore la productivité par mètre cube.

Des projets pilotes pourraient être encouragés dans les zones périurbaines ou auprès des coopératives agricoles.

Gestion communautaire et formation des irrigants

Au-delà des technologies, j’ai identifié que le renforcement des capacités des agriculteurs, notamment sur les pratiques d’irrigation raisonnée, est fondamental pour garantir le succès et la durabilité de toute technique adoptée.

Envisagez-vous de poursuivre cette recherche dans le cadre d’un doctorat ou d’un projet ? Si oui, quels aspects aimeriez-vous approfondir ?  

Oui, je souhaite vivement poursuivre cette recherche, que ce soit à travers un doctorat ou un projet de développement appliqué, car les défis liés à la gestion durable de l’eau et à l’adaptation agricole en zones semi-arides sont encore nombreux et urgents.

Voici les axes que j’aimerais approfondir :

Premièrement, l’intégration de technologies avancées :dans ce sens, je voudrais étendre l’étude en utilisant des outils modernes comme la télédétection, les capteurs d’humidité du sol, ou les stations météo connectées, afin d’améliorer la précision de l’irrigation et le suivi de la performance des systèmes à grande échelle.

Zara Yasmine Hassan Ahmat Djefil – Ingénieure en ressources en eau

Ensuite, la modélisation multi-scénarios face au changement climatique, en développant des modèles prédictifs pour simuler l’évolution des besoins en eau agricole dans différents scénarios climatiques, tout en tenant compte de la variabilité hydrologique, des sécheresses futures et de l’évolution des rendements.

La valorisation des eaux non conventionnelles est un autre axe important, car je crois qu’explorer l’utilisation des eaux usées traitées ou des eaux de drainage recyclées dans l’irrigation, permettrait d’alléger la pression sur les ressources en eau douce, surtout dans les zones périurbaines.

Zara Yasmine Hassan Ahmat Djefil – Ingénieure en ressources en eau

Je veux aussi renforcer l’implication des communautés locales dans la gestion de l’eau, notamment des femmes rurales, en tant qu’actrices essentielles de la production agricole, pour garantir la durabilité sociale des systèmes d’irrigation, dans l’objectif de favoriser l’approche participative et Genre. 

En somme, cette recherche n’est pour moi qu’un point de départ. Elle nourrit ma vision de développer des solutions scientifiques, pratiques et équitables pour construire une agriculture plus résiliente et durable au Sahel.

Propos recueillis par Dô DAO

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