Lauréat du Prix de la Fondation Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant, l’une des distinctions les plus prestigieuses du domaine, le chercheur Abdou Rachid Thiam incarne une trajectoire scientifique patiente et exigeante.
Du lycée Seydou Nourou Tall aux laboratoires de l’École normale supérieure à Paris, son parcours s’est construit autour d’une même ambition : comprendre le fonctionnement intime des cellules, ces unités invisibles qui permettent au corps humain de vivre et de fonctionner. Aujourd’hui, il dirige un groupe de recherche à l’École normale supérieure, à Paris, et s’engage pour une science rigoureuse, ouverte et tournée vers la transmission.
Mais comment s’organise concrètement votre travail de chercheur scientifiques au quotidien ?
Mon travail en tant que chercheur est très varié. Il commence par l’identification de questions scientifiques qui m’animent et que je souhaite à la fois pertinentes et stimulantes.
Pour y répondre, je m’appuie sur un réseau de collaborations et m’efforce surtout de recruter des personnes partageant nos ambitions et véritablement enthousiastes à l’idée de s’investir dans ces projets scientifiques.
La mise en œuvre de ces recherches repose ensuite sur l’obtention de financements, qui constituent aujourd’hui un enjeu central ; j’y consacre donc une part importante de mon temps, notamment à l’écriture de projets de recherche.
Enfin, une dimension essentielle de mon métier consiste à valoriser, partager et vulgariser nos résultats, non seulement auprès de la communauté scientifique, mais aussi auprès de la société dans son ensemble.
Comment expliquer simplement ce que sont les “gouttelettes lipidiques” et pourquoi elles sont essentielles dans le fonctionnement de nos cellules ?
Les lipides, souvent appelés « graisses », jouent un rôle fondamental dans nos cellules. Ils constituent la structure des membranes qui entourent et organisent les cellules, mais servent aussi de réserve d’énergie indispensable au fonctionnement de l’organisme.
Pour rester en bonne santé, les cellules doivent maintenir un équilibre précis entre les différents types de lipides, leur quantité et leur localisation.
Cet équilibre, appelé homéostasie lipidique, permet aux cellules de s’adapter en permanence aux changements de leur environnement et à leurs besoins énergétiques.
Comprendre l’homéostasie lipidique, c’est donc étudier comment les lipides sont fabriqués, stockés, utilisés et transportés au sein des cellules, ainsi que comment ce système d’équilibre peut se dérégler.
Lorsque cette régulation échoue, les conséquences peuvent être importantes et contribuer au développement de maladies métaboliques, telles que le diabète, les maladies du foie ou encore les maladies cardiaques ou neurodégénératives. J’essaie ainsi d’appréhender les mécanismes de régulation à travers ma loupe de physicien.
Que représente pour vous le Prix Bettencourt pour les sciences du vivant, et en quoi constitue-t-il un levier pour la suite de vos recherches ?
À ce stade de ma carrière scientifique, ce prix constitue à la fois une reconnaissance exceptionnelle d’une recherche de haut niveau et un formidable levier, qui insuffle une énergie renouvelée pour poursuivre et approfondir nos travaux.
Ces prix ne constituent pas une fin en soi. Ils sont avant tout des indicateurs attestant que des étapes clés, souvent complexes et exigeantes, ont été franchies. S’ils sont attribués à titre individuel, ils reflètent avant tout un travail collectif, porté par une équipe solide et solidaire, ainsi que par des collègues et des collaborations, sans lesquels ces avancées n’auraient pas été possibles.
Quel impact vos recherches pourraient-elles avoir, à long terme, sur la santé humaine ?
Les avancées technologiques et médicales sont des témoins concrets de l’impact de la recherche fondamentale. Il est crucial de maintenir un dialogue étroit entre la recherche fondamentale et la recherche translationnelle, car ces deux champs se nourrissent mutuellement.
J’ai constaté qu’en essayant de répondre à des questions scientifiques fondamentales, on développe souvent des méthodologies qui se révèlent souvent précieuses pour l’industrie.
Ce qui me motive profondément aujourd’hui, c’est de contribuer à l’humanité et à la santé humaine : c’est un privilège unique de pouvoir y parvenir grâce à la science fondamentale et translationnelle, en établissant des connaissances et des outils utiles.
Aujourd’hui, notre équipe s’efforce de proposer des solutions pour accélérer de manière significative la découverte de médicaments.
Vos origines sénégalaises ont-elles influencé votre parcours et votre vision de la science ?
Je suis profondément fier de voir une nouvelle génération de chercheurs d’origine africaine, qu’ils travaillent sur le continent ou à l’étranger, briller et produire des résultats remarquables dans de nombreux domaines scientifiques.
La recherche en Afrique possède un potentiel immense, et elle est essentielle pour l’avenir du monde. Je me rends compte, au fil des années, que la culture et le contexte propres à chaque pays apportent des perspectives uniques qui influencent la manière dont les problèmes sont perçus et résolus. Cette richesse par la multiculturalité constitue un atout considérable pour la science globale.
Dans certains domaines, les moyens nécessaires sont déjà présents : il suffirait d’un véritable encouragement et d’une volonté collective de nos leaders pour attirer les talents et déclencher une dynamique ambitieuse. Dans d’autres secteurs, il faudra davantage de temps pour construire les équipes, les infrastructures et une vision stable, mais ces efforts porteront des fruits durables.
La clé du succès est de penser à long terme : investir dans la recherche africaine aujourd’hui, c’est semer les graines d’innovations majeures demain, à l’échelle du continent et à l’échelle internationale. C’est un privilège et une opportunité de contribuer à transformer le continent en un acteur scientifique incontournable, capable de jouer un rôle déterminant face aux défis mondiaux à venir.
Quel message transmettre aux jeunes Africains qui souhaitent s’engager dans la recherche scientifique ?
C’est une démarche que je considère comme extrêmement importante. Je la comprends particulièrement bien en repensant à mes débuts, où je n’avais pas vraiment saisi le pouvoir de la recherche scientifique. Pour beaucoup d’entre nous qui avons grandi en Afrique, la recherche avait une image assez floue et peu valorisée, et j’avoue l’avoir parfois fuie.
Aujourd’hui, ayant le privilège de mener des recherches et d’en constater le potentiel, j’ai naturellement voulu partager cette expérience, en particulier auprès de publics défavorisés.
L’importance de cette démarche est multiple.
Au-delà d’un simple partage, il s’agit de permettre à des jeunes, souvent très talentueux, mais dont les capacités ont été limitées ou filtrées par le système, de découvrir qu’ils peuvent contribuer à la recherche, aux grandes avancées du monde.
Pour cela, j’accueille chaque année des étudiants issus de milieux défavorisés ou simplement curieux de la recherche, pour une immersion de deux semaines dans différents laboratoires et services. L’objectif est de leur faire découvrir l’environnement scientifique et de les familiariser avec le quotidien de la recherche.
Parallèlement, je consacrais une heure par semaine dans un cadre associatif à rencontrer des jeunes, pour les stimuler et les sensibiliser à l’importance de la quête de connaissances et de la recherche.
Enfin, au Sénégal, j’ai mené plusieurs initiatives de prospection auprès d’instituts et de centres de recherche afin d’établir des collaborations. Bien que l’intérêt ait été manifeste et mutuel au début, ces projets chronophages à mon échelle, n’ont pas pu se concrétiser malheureusement.
Les réalités sociales et politico-économiques locales, ainsi qu’une vision souvent à court terme, constituent un réel frein à l’engagement. Ces expériences soulignent l’importance et la nécessité de la persévérance pour développer la recherche sur le continent.
Il existe actuellement des difficultés majeures à démocratiser la recherche et la science, qui sont particulièrement marquées dans certains pays, notamment en Afrique. Bien sûr, pour ces derniers, les contextes sociaux et politiques jouent un rôle dans ces disparités.
Dr. abdou rachid THIAM
Mais, plus généralement, j’ai l’impression que la recherche scientifique, autrefois plutôt noble, a vu son image se dégrader. Elle a parfois cherché à rester inchangée sur le plan structurel dans un monde en constante évolution, surtout au cours des dernières décennies.
Il est donc nécessaire de relancer profondément la dynamique scientifique auprès des jeunes générations. Cela passe, à mon avis, par la vulgarisation des travaux des chercheurs, la valorisation de leurs réalisations et la mise en lumière de l’impact sociétal de leurs recherches.
Il s’agit tout simplement de révéler et d’expliquer la valeur de la génération de connaissances et l’influence concrète qu’elle peut exercer sur la société. Le contexte associatif et les réseaux sociaux sont potentiellement des vecteurs pour y parvenir.