L’amélioration des conditions de travail dans le secteur agricole ouest-africain, caractérisé par l’informalité et la pénibilité, est cruciale pour sa modernisation. Une étude récente, menée par Ibrahima Diallo, chercheur à l’Institut sénégalais de recherches agricoles l’ISRA, explore les mécanismes permettant de promouvoir le travail décent dans ce domaine.
Comment définissez-vous le “travail décent” en agriculture ?
L’expression « travail décent » évoque communément la définition formulée par l’Organisation internationale du travail (OIT). Selon cette perspective, un travail décent se caractérise par sa productivité, une rémunération juste et équitable, et un environnement où la sécurité, la liberté et la dignité sont garanties pour les travailleurs. Bien que cette définition soit fondamentale, nos travaux de recherche, menés en collaboration avec Pierre Girard du Cirad, Nathalie Hostiou et Benoît Dedieu de l’INRAE, ont rapidement mis en évidence ses insuffisances lorsqu’elle est transposée directement au contexte spécifique de l’agriculture en Afrique de l’Ouest.
D’autres chercheurs, membres de l’IAWA (International Association of Work in Agriculture), ont également souligné les limites de l’application du concept de travail décent au secteur agricole dans un article collectif intitulé « Revisiting the concept of ‘decent work’ for agriculture« . Cette publication met en lumière la nécessité d’une approche plus nuancée et adaptée pour évaluer et promouvoir des conditions de travail dignes dans le domaine agricole.
Pourquoi ? Parce que la définition proposée par l’OIT repose implicitement sur un modèle salarial formel, souvent absent du monde agricole sur le continent. Dans nos enquêtes de terrain au Sénégal, au Burkina,au Bénin et au Ghana, nous avons rencontré des exploitations qui fonctionnent avec une organisation beaucoup plus complexe : des chefs d’exploitation, des membres de la famille, des saisonniers, des journaliers, des métayers, des prestataires de service… Autant de statuts, de trajectoires et de rapports au travail qui ne rentrent pas dans les cases habituelles.
C’est pour cela que, dans notre note politique publiée par l’AFD qui s’appuie sur les travaux de mes co-auteurs, nous avons voulu dépasser la définition classique du travail décent. À nos yeux, le cœur du sujet n’est pas seulement le respect de normes minimales, c’est la manière dont le travail s’organise au quotidien, comment il se répartit, qui l’accomplit, dans quelles conditions physiques et sociales, et comment la valeur créée est partagée entre ceux et celles qui participent au processus productif.
Quelle approche proposez-vous ?
Un travail décent dans le secteur agricole, selon notre perspective, est celui qui offre à chaque individu impliqué – qu’il s’agisse d’un membre de la famille travaillant sur l’exploitation, d’un employé permanent, d’un travailleur saisonnier, ou encore d’un homme ou d’une femme – la possibilité de travailler dans des conditions respectueuses de sa dignité et favorables à sa santé. De plus, ce travail doit assurer une distribution juste et équitable des profits générés par l’activité agricole. L’atteinte de cet idéal est intrinsèquement liée aux modèles agricoles mis en œuvre.
À titre d’illustration, les recherches menées par mes collègues Pierre Girard, Nathalie Hostiou et Benoît Dedieu dans les rizières irriguées de la région de la Volta au Ghana ont mis en évidence une réalité complexe. L’intensification des pratiques agricoles, bien qu’elle conduise à une augmentation des rendements, engendre parallèlement une demande accrue de main-d’œuvre temporaire.
Ibrahima Diallo, chercheur à ISRA l’Institut sénégalais de recherches agricoles
Ces travailleurs sont souvent sollicités pour accomplir des tâches particulièrement ardues sur le plan physique et potentiellement dangereuses pour leur santé. On peut citer, par exemple, l’application d’herbicides, qui requiert des précautions importantes, ou encore la manutention répétée de charges lourdes, qui peut entraîner des troubles musculo-squelettiques. Cette réalité nous a conduit à défendre une idée simple : on ne peut pas parler de travail décent en agriculture sans analyser en profondeur l’organisation du travail et les choix productifs qui la façonnent.
Quels sont les principaux obstacles au travail décent dans ce secteur ?
L’informalité massive constitue un premier obstacle. En Afrique, les exploitations familiales, pourtant majoritaires, n’ont pas de statut juridique reconnu. Elles ne rentrent pas dans les catégories classiques du droit du travail, ce qui empêche de garantir leurs droits, leur protection sociale ou même leur reconnaissance professionnelle.
La pénibilité persistante du travail agricole, accentuée par une mécanisation partielle, représente un autre obstacle majeur. Dans les zones cotonnières du Bénin, du Mali et du Burkina Faso, les tracteurs facilitent le labour, mais contribuent aussi à augmenter les surfaces cultivées, et donc la charge de travail manuel au moment du semis ou de la récolte. Ce surcroît de travail repose souvent sur les femmes ou sur des saisonniers, dans des conditions difficiles.
La division sexuée du travail est un enjeu majeur. Au Ghana, dans les rizières, les femmes travaillent massivement aux tâches post-récoltes, longues et rarement payées. Les hommes, surtout les salariés, sont plus exposés aux risques chimiques lors des traitements herbicides.
Les inégalités dans le partage de la valeur représentent un autre obstacle. La certification biologique du cacao au Ghana augmente les revenus des exploitations, mais pas ceux des salariés temporaires, qui font les tâches les plus dures pendant et après la récolte.
Le manque de données fiables sur l’emploi agricole constitue un frein important. Sans ces données, les gouvernements peinent à orienter les politiques vers des emplois décents. C’est pour cela que des actions sont en cours pour mieux évaluer la qualité et la quantité d’emplois dans le secteur agricole comme le fait actuellement le projet JobAgri au Ghana.
Faut-il revoir l’objectif de productivité s’il génère plus de travail précaire ?
Il est impératif de réévaluer l’association entre productivité et modernisation, une productivité accrue n’impliquant pas systématiquement une réduction de la pénibilité ni un renforcement des droits.
Notre analyse en Afrique de l’Ouest révèle que certains modèles intensifs, en particulier dans les filières riz et coton, génèrent une activité économique plus importante, mais au prix d’une précarisation accrue du travail temporaire. L’intensification des exploitations agricoles, telle que mentionnée précédemment, induit un recours accru à la main-d’œuvre journalière, souvent affectée aux tâches les plus ardues, sans amélioration concomitante des conditions de travail.
Au Sénégal, dans les systèmes horticoles de la zone des Niayes, l’adoption de pratiques agroécologiques favorise la diversité et la résilience des systèmes, sans nécessairement augmenter la demande globale en travail, bien qu’elles impliquent une réorganisation des tâches et des rythmes de travail. Ceci démontre la possibilité de concilier performance économique, durabilité et amélioration des conditions de travail.
En réalité, la question n’est pas de renoncer à la productivité, mais de demander : productivité, oui mais au bénéfice de qui, et avec quelles conséquences sur le travail et leur rémunération ?
Les politiques agricoles doivent désormais intégrer une évaluation systématique des impacts sur l’organisation du travail, la santé et la sécurité au travail et la rémunération. C’est un changement de paradigme, mais il est indispensable.
Comment rendre l’agriculture attractive pour les jeunes, notamment au Sénégal ?
Les jeunes aspirent à un emploi porteur de sens, assurant une subsistance digne et offrant des perspectives d’évolution. L’agriculture est susceptible de répondre à ces aspirations, sous certaines conditions.
Une meilleure rémunération du travail agricole est primordiale, impliquant la stabilisation des prix, le développement de circuits de commercialisation courts et une répartition équitable de la valeur ajoutée. La réduction de la pénibilité est également essentielle, nécessitant des investissements dans la mécanisation adaptée, les services de prestation et les innovations allégeant le travail familial.
Au Sénégal, l’accès à des parcours de formation adaptés aux besoins des filières (maintenance des machines, conduite d’équipements, transformation agroalimentaire, gestion, numérique agricole) constitue un enjeu majeur.
Ibrahima Diallo, chercheur à isra
Enfin, il faut travailler sur l’attractivité des territoires ruraux. Si les villages manquent d’eau, d’électricité, d’accès à Internet, de routes praticables ou de structures de santé, les jeunes n’y resteront pas, même avec des opportunités agricoles. L’agriculture ne sera donc attractive que si elle est à la fois rémunératrice et socialement valorisée.
Quelles actions prioritaires pour améliorer les conditions des travailleurs agricoles ?
En nous appuyant sur notre note publiée par l’AFD, cinq priorités s’imposent :
- Accorder une reconnaissance juridique aux travailleurs agricoles, notamment familiaux et saisonniers, afin de garantir l’accès à des mécanismes de protection adaptés.
- Générer des données fiables sur le travail agricole pour orienter les politiques publiques vers la création d’emplois décents.
- Intégrer systématiquement la dimension du travail dans tous les dispositifs de soutien agricole (formation, conseil, mécanisation, subventions), en plaçant la question des conditions de travail au centre des préoccupations.
- Renforcer les formations dans les domaines de l’ergonomie, de la gestion du travail, de la santé et de l’égalité de genre, afin d’accompagner les mutations du secteur. Optimiser la répartition de la valeur au sein des filières afin d’améliorer la rémunération des travailleurs familiaux et salariés.